Quel avenir pour la monétisation de l’information ?

Marion Wyss propose dans cette interview sa vision du futur de la presse et de la manière dont elle va devoir se réinventer pour pouvoir gagner de l’argent.

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Après avoir travaillé pendant plus de 10 ans pour des titres majeurs de la presse, Marion Wyss est aujourd’hui consultante spécialisée dans les médias, notamment dans le domaine du digital. Dans cette interview passionnante, elle nous livre sa vision des rapports entre les lecteurs et ceux qui écrivent, la difficile transformation digitale de l’information en ligne et, bien sûr, de la problématique grandissante de la monétisation. Et si se recentrer sur la qualité, plutôt que de privilégier les usines à clics, permettait de rétablir le rapport de force ?

Pour commencer, peux-tu te présenter ? Quels rapports as-tu entretenu avec la presse dans ta carrière ?

Je travaille depuis bientôt 15 ans dans la presse en ligne. Plus jeune, je savais que j’avais un truc avec la communication, avec l’écrit, sans vraiment trouver l’axe précis qui m’exciterait et me donnerait envie d’y passer ma vie. Et puis en 2005, je suis tombée amoureuse d’un journaliste. D’un coup, j’avais trouvé celui qui deviendrait le père de mes enfants et le secteur qui me passionnerait. J’étais lancée.

J’ai d’abord occupé des rôles de couteau suisse dans des magazines en ligne « pure players ». J’ai un profil autodidacte (j’ai arrêté mes études après un DUT Infocom’, à 19 ans), et ces années ont vraiment été formatrices. J’ai intégré en 2009 le magazine ELLE, où j’ai été chef de projet digital. C’est vraiment là que j’ai commencé à comprendre comment fonctionnait un journal, les liens entre les métiers, la fragile formule du business model, et ce qu’on tentait tous pour trouver l’équilibre. En 2013, j’ai été embauchée dans le groupe de Claude Perdriel, pour travailler sur les projets numériques du Nouvel Observateur, de Challenges et Sciences et Avenir. En 2015, après le rachat de L’Obs par Le Monde, j’ai choisi de partir côté Challenges/Sciences et Avenir, parce qu’il y avait tout à reconstruire sur le digital, et qu’évidemment c’était plus drôle de repartir de zéro.

Fin 2018, j’étais Directrice Numérique Déléguée de Challenges et Sciences et Avenir, mais l’indépendance et l’entrepreneuriat commençaient à franchement m’obséder. J’ai quitté le groupe, et suis devenue consultante indépendante. J’ai participé à la construction et au lancement de quelques sites médias, et je conseille aussi des titres plus établis sur leurs stratégies digitales, et plus précisément de monétisation, en partenariat avec Poool, une start-up qui a développé un paywall dynamique. Mon positionnement, c’est du stratégique, allié à de la mise en place opérationnelle très concrète. J’adore évoluer au milieu des mots, de ceux qui les écrivent, tout en sachant que mon boulot, c’est de trouver des solutions pour que ça continue.

La monétisation est une problématique forte pour la presse, notamment en ligne. Quels différents types de monétisation sont actuellement les plus courants ? Avec quels résultats ?

Premièrement, et même si bien sûr, tous les sites de presse n’en sont pas au même stade, tout le monde s’est rendu compte que le modèle publicitaire seul ne fonctionnait plus. Les formats « display » (bannières, habillages, interstitiels…), que l’on connait depuis que le web existe, ne sont quasi pas cliqués… quand ils ne sont pas considérés comme une gêne. En France, on approche des 30% d’équipement d’adblockers sur ordinateur !

Parallèlement, l’usage se déplace sur le mobile, où les formats pub sont moins nombreux, plus petits et vendus moins cher. Non seulement cela devient un casse-tête pour les régies pub, mais en plus, ce modèle rémunéré au volume d’audience a poussé les médias à différents stratagèmes plus ou moins élégants pour « faire de la page vue », souvent au détriment de la ligne éditoriale.

Je crois vraiment que cette ère est terminée. Les rédactions en ont marre, et les lecteurs veulent un retour à la qualité, à une monétisation qui ne les prend pas pour des idiots en les poussant à s’équiper de bloqueurs de pub ou à se reporter vers des plateformes où l’information est moins fiable, mais la navigation plus agréable. Seulement pour convaincre les éditeurs, il faut montrer qu’on peut trouver des sources de revenus ailleurs… ou autrement.

C’est donc mon deuxième point : il devient évident qu’il faut adapter les stratégies de monétisation en fonction du profil des lecteurs. Un visiteur qui a lu un article il y a 6 mois amené par le widget News d’Apple n’a pas la même valeur qu’un autre qui vient 4 fois par jour lire 3 articles parce qu’il est abonné à la newsletter. Cela n’a pas de sens de vouloir les « monétiser » de la même manière ! En cela, les paywalls dynamiques sont un outil précieux, car ils permettent de maximiser les revenus générés par utilisateur (le fameux ARPU) : revenus liés à la publicité, à l’abonnement, les achats à l’acte, l’événementiel…

Enfin, il y a toutes les stratégies de diversification qui ont le vent en poupe, et pour cause : elles ramènent du cash. On pense bien sûr au développement de l’événementiel, des podcasts, de produits dérivés. Mais il ne faut pas oublier le marché B2B qui est extrêmement porteur pour les titres à haute valeur ajoutée : revente de contenus, fourniture de données, fourniture de technologies, licences de marque, partenariats de services…

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Penses-tu que l’avenir de la presse en ligne passe, côté lecteurs, par les abonnements, ou par la capacité des médias à faire payer leur audience pour accéder à l’information ?

Faire payer les lecteurs pour l’information est évidemment sur toutes les lèvres, et toutes les stratégies désormais. Le paywall est un outil qui permet de convertir les lecteurs en abonnés, mais il n’est pas la raison pour laquelle les lecteurs s’abonnent à un média, et ne peut pas être considéré, en soi, comme une stratégie.

Ce qu’il est urgent de remettre au centre des réflexions, c’est la définition de la proposition de valeur faite aux lecteurs. En tant que média, qui suis-je ? Quel contenu est-ce que je fabrique ? Pour quels usages, quelle expérience ? Pourquoi les lecteurs s’abonneraient-ils ? Bref, quelle est mon offre ? Cela semble basique, mais c’est rarement si clair !

Mettre un paywall et ne pas penser ces sujets de contenus, d’offre, c’est gagner (un peu) de temps, parce qu’on frustre une partie engagée de l’audience qui aurait de toute façon été prête à payer dès le départ, mais ça ne résout aucune équation de fond. Bien sûr, je n’ai pas la formule magique. Mais j’ai des méthodes pour chercher.

Quel est l’impact de ces difficultés à trouver un modèle de monétisation simple sur la profession de journaliste, et sur la manière dont ces professionnels sont payés et considérés ?

 Ce qu’il s’est passé ces dernières années, c’est qu’on a dit aux rédactions web « toujours plus d’audience ». Parce que les visites généraient des pages vues, qui généraient du chiffre d’affaires via le modèle de rémunération pub au CPM. Alors toutes les méthodes étaient bonnes : concessions sur les choix des sujets, les temps de relecture, l’attractivité des titres, les promesses de contenus plus ou moins honnêtes… et donc la qualité. Je ne parle même pas du sentiment des journalistes eux-mêmes de devoir participer à ce jeu marketing et commercial.

Bien sûr, les mentalités ont évolué récemment, mais on a continué à mettre le nombre de visites et de pages vues en haut des rapports statistiques envoyés aux rédactions, à indexer leurs rémunérations variables sur le volume d’audience. Alors qu’il n’est que très peu maîtrisé par les journalistes ! Un algorithme de GAFA (ou autre plateforme) change, et l’audience peut s’écrouler du jour au lendemain.

Chez les Anglo-saxons, je pense notamment au Globe and Mail à Toronto, ou à NewsCorp en Australie, on voit de plus en plus d’exemples où les rémunérations des journalistes sont indexées sur le nombre d’abonnements générés par leurs articles. Ou au moins du nombre de lecteurs envoyés « dans le tunnel » de conversion (cela évite probablement les affrontements entre les techs et les journalistes à la machine à café). Cela me semble beaucoup plus juste : un lecteur s’abonne pour la qualité et l’utilité perçue de ce qu’il lit, pas pour échapper aux sapins de noël publicitaires.

Est-il nécessaire de changer notre façon de mesurer les performances de la presse en ligne ?

C’est évident ! Il faut arrêter de donner autant de poids aux visites et pages vues. A travailler sur les questions de paywall, je dis souvent à mes clients que chaque article payant est un nouveau kiosque, un nouveau point de vente de son offre d’abonnement. La visibilité de l’offre payante est donc un indicateur essentiel. Et puis j’ai filé la métaphore du kiosque à journaux physique, que l’on aurait par exemple planté Boulevard Haussman à Paris.

Imaginez qu’un beau matin, un car stationne juste devant notre kiosque, et déverse des dizaines de touristes japonais. Les visites devant le kiosque vont monter en flèche, mais le marchand de journaux sait, lui, que ces visites ne servent à rien : ce sont des personnes qui a priori ne parlent pas français, n’ont aucune affinité avec le moindre média, et n’ont probablement aucune intention d’acheter de la presse à ce moment-là. Mesurer le nombre de personnes qui passent ici n’a pas de sens : c’est une affaire de flux… Et quand on s’intéresse aux flux, on pense bien sûr aux algorithmes des GAFA, qui apportent des visiteurs extrêmement volatiles, et alors c’est la publicité qui est le bon moyen de monétisation, qui elle se base bien sur l’exposition. Mais à partir du moment où l’on a dit que l’on voulait se rendre moins dépendant de la pub…

Compter le nombre de personnes qui sont rentrées dans le kiosque (un journaliste du Figaro qui passe en voisin ?), celles qui ont feuilleté un journal (combien de pages pour se décider ? quel article finit de convaincre ?), celles qui ont passé du temps à choisir un titre (quelle durée ? comment ?), celles qui se sont dirigées vers le kiosquier (au bout de combien de temps ?), celles qui ont hésité (quel taux d’abandon ?), sont reparties (pour quelle raison ?), ou au contraire ont acheté (pour combien ?)… ça c’est mesurer un parcours client.

Et c’est en mesurant cela que l’on peut se rendre compte de l’efficacité de sa stratégie de contenus, de sa proposition de valeur, et de la qualité de son site.

Crédit : Getty / Lisssbetha

Une presse plus qualitative semble être un positionnement fort contre l’infobésité et les usines à dépêches. Mais est-ce une solution d’avenir générale ou une simple niche ?

 Allier ces trois mots : infobésité, usines à dépêches et qualité est très intéressant. Est-ce que l’on peut dire que publier beaucoup de dépêches bien bâtonnées par des journalistes qualifiés est de la qualité ? Bien sûr, publier beaucoup et souvent aide probablement à se faire attraper par les algos. Mais pour quelle qualité de visiteurs ? Quel business model à la fin ? De manière plus générale, si on ne croit pas que la qualité est la seule solution d’avenir, alors autant fermer boutique tout de suite et arrêter de faire des enfants !

J’ai cherché cet été avec beaucoup d’ardeur des jeunes entre 14 et 20 ans qui étaient consommateurs de presse numérique. Sur les plateformes du média. Je n’ai trouvé, au mieux, que des abonnés aux publications de certains titres, sur Instagram. La qualité du contenu, la tenue d’une ligne éditoriale claire, le développement de plateformes performantes et la facilité d’accès sont des priorités absolues.

Les GAFA ont aujourd’hui les moyens de fabriquer des plateformes de qualité technique extrême, qui chargent vite et sont fluides d’utilisation, mais ils n’embauchent encore aucun journaliste. Pas encore. Personne ne paiera pour du contenu bas de gamme : ni les annonceurs pub pour qui le contexte devient de plus en plus important, ni les lecteurs qui ne verraient pas la différence de valeur avec ce que proposent les plateformes, ni les clients B2B, évidemment. 

Quels exemples efficaces de monétisation des médias as-tu pu observer ces dernières années ? A-t-on trouvé des pistes novatrices à ce sujet ?

 On peut reprendre la liste des solutions de monétisation existantes, et trouver des vainqueurs dans chaque catégorie : The Guardian a annoncé récemment être parvenu à l’équilibre, grâce à sa stratégie de membership philanthropique. Le New York Times gagne, depuis longtemps maintenant, plus d’argent avec ses lecteurs qu’avec ses annonceurs, grâce à ses contenus payants.

D’autres médias parviennent à gagner beaucoup d’argent grâce aux événements qu’ils organisent, et pour d’autres, c’est la vente de licences logicielles (d’un CMS, par exemple), ou de base de données, qui permet au titre de tirer son épingle du jeu. Je pense aussi au Financial Times, très fort sur la revente de ses contenus auprès d’entreprises. A ELLE, dont la marque a été si largement licenciée. A d’autres, dont le gros des revenus provient de l’e-commerce… Mais ce que l’on retrouve chez tous ces beaux exemples, c’est une proposition de valeur forte, claire.

La pérennisation des médias passe-t-elle d’après toi par une complémentarité et des synergies entre print et web ? Quel rapport doivent entretenir les deux ?

La distinction n’a plus aucun sens. L’important est de savoir qui on est, ce qu’on fait, pourquoi on le fait et comment on le fait. La différence fondamentale entre ces deux supports, c’est la temporalité. L’un est immédiat et mesurable, l’autre non. Ce sont des qualificatifs de support, et c’est tout.

Je repense souvent au rédacteur en chef du New York Times, Dean Baquet, que j’ai eu la chance d’écouter au printemps dernier, et qui nous racontait qu’il pensait aujourd’hui aux gamins de 12 ans qui grandissaient en banlieue de la Nouvelle-Orléans, là où lui-même avait grandi. Il ne se demandait pas si ces jeunes allaient acheter le Times d’ici quelques années, et quel genre de réductions il faudrait leur accorder pour qu’ils puissent acheter du papier. Il se disait en fait simplement que si ces gamins étaient sur Snapchat, alors c’était son devoir de mettre son contenu sur Snapchat. Sa conclusion était sans appel : « Mon boulot n’est pas de fabriquer un journal papier ou un journal numérique. Mon boulot, c’est de faire du journalisme. »

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2 commentaires
Commentaires (2)
  • Eric

    Excellente analyse qui pose des problèmes complexes et soulèvent quelques problématiques, auxquelles il faudra bien s’attaquer aujourd’hui ou demain …

  • TUCCONI

    Retribuez l’utilisateur sur la vente de ses infos personnelles, et tout le monde sera ok pour se faire délester ses infos.
    Ensuite la pub intrusive pousse à ce comportement :
    Je vois « l’intersticiel » de « Shein » plus d’une fois, je n’acheterai jamais chez eux.
    Plus on me spam de pub, moins je consomme.
    Voilà voilà

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